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Journal d'un TELien (27)


Journal d’un TELien (27)

Lundi 3 mai 2004.

J’ai reçu des nouvelles de POF (Pape Oumar Fall, peintre sénégalais), après un silence de plusieurs mois. Je constate que quelles que soient la terre et la culture, les problèmes des artistes sont les mêmes : la difficulté des moyens, le manque de lieux d’exposition, le parcours du combattant pour communiquer.

Le média commun à nos travaux est sans aucun doute à l’origine de notre première rencontre virtuelle. POF peint également au stylo bille, mais lui uniquement sur tissu et avec les quatre couleurs de base : noir, vert, bleu et rouge ; par aplats ou pointillisme et sans superposer les couches pour obtenir d’autres couleurs.

Derrière son obsession sur la peinture, POF a des idéaux à défendre et il "très attaché" aux thèses panafricanistes de Cheikh Anta Diop pour avoir lu tout ses livres, œuvres littéraires qui ont beaucoup contribué aux orientations et aux choix du peintre diplômé de la faculté de Lettres à l’Université de Dakar. Ses idées, POF veut les partager avec les jeunes peintres qui rencontrent, selon lui, beaucoup de difficultés d’ordre structurel dans leur métier. Son engagement aux côtés des jeunes artistes a fait de lui un membre fondateur du Carrefour Artistique des Expressions Culturelles (CADEC), lequel vise l’épanouissement et la reconnaissance des jeunes talents. Pour POF, le manque de moyen ne doit pas être considéré comme une limite à la création artistique.

Donc, POF m’a envoyé un message pour me faire part de la parution d’un article, dont il est l’auteur, sur Sentoo :

Place de la culture africaine dans la Société de l'Information : Problèmes, Enjeux, Perspectives (par Pape Oumar FALL)

Je le lirai dès que j’aurais une seconde, mais de crainte d’oublier l’adresse, je la note sur mon carnet.

http://www.wanadoo.sn/fr/thematique/vie_pratique/suite.php?id=32&sec_id=108&art_id=119228&txt_id=117787

Mardi 4 mai 2004.

Il y a des fins de mois difficiles, et le début de celui-ci alors, c’est le bouquet ! Factures ceci, traites cela, cantine des gosses… tout, quoi ! J’ai téléphoné à la banque, pour prendre le pouls, rien à faire : pas de rallonge permise. Un cran de plus à la ceinture, je veux bien… mais je n’ai plus ceinture et pas le centime d’un pour la remplacer.

Il y avait certainement une solution… La rue débordait de soleil, et les passants, en bras de chemise et jupes courtes, passaient. La boucherie d’à côté, tout étal dehors, allêchait la ménagère avec 20% de rabais sur les merguez et 30% sur la tête de veau. Et la promotion faisait son petit effet. Deux devantures plus loin, les chaussures André y allaient aussi de leur ristourne. Et plus loin encore, la maroquinerie surenchérissait. Il y avait donc dans l’air comme un parfum de solderies.

Je suis allé à l’atelier et j’ai fait un rapide calcul : mon stock d’environ 80 toiles représente 60 550,55 €… certes ! dans l’absolu, de quoi faire la nique à la banque. Et qu’est-ce qui empêche que ça rigole un peu pour moi aussi ?

Alors j’ai étalé le long du trottoir mes œuvres, et trônant sur le chevalet une toile vierge barrée au gros marqueur rouge d’un " 20% sur toute la collection ". Les passants passaient toujours ; quelques uns ont marqué le pas, d’autres m’ont parlé un brin… mais à midi, il ne me manquaient que les ongles. Et tandis que les saucisses, les chaussures et les sacoches en tout genre changeaient de mains, mais toiles prenaient racine. À quatorze heures, j’ai remplacé mon 20% par un 40% encore plus marqué (je n’étais plus à une virgule près). D’autant qu’au fond, mes œuvres ne valaient que le prix que je leur fixais. Une mamie s’est offusquée devant mon " Avant, après, pendant " ; un minot a louché sur " La belle et la bête " ; les autres ont passé leur chemin. À seize heures, tandis que le boucher, le chausseur et le maroquinier pliaient étal, discourant sur leurs bonnes affaires tout en se frottant les mains, j’affichais un 60% bien tassé et agressif. Des deux heures qui suivirent, je n’eus qu’un interlocuteur, auquel j’ai eu un mal de chien à expliquer que je ne volais personne, parce que d’après lui si j’étais capable de vendre à ces prix-là mes toiles, c’est que j’avais du, quelque part, gonfler les prix avant promotion. Donc, à dix-huit heures, las et surtout inquiet quant à la solution pour faire face aux échéances, j’ai surchagé le 60 par un magnifique mais peu glorieux 80%. À ce tarif-là, folle ou fou celui ou celle qui ne saisirait pas l’occasion d’acquérir une œuvre originale pour le prix de trois grands posters, de quatre semaines de cigarettes, de cinq menus chez Calvo, de deux pleins et demi de sans plomb, d’un abonnement à six mois sur le satellite.

Mon banquier qui, pour rentrer chez lui passe devant chez moi, n’en a pas cru ses yeux. Et il ne me l’a pas fait dire… " Avec vos difficultés actuelles, vous vous permettez de brader votre travail ! Comment voulez-vous vous en sortir ? ". Il me paraissait cependant, à moi, pas très compliqué de comprendre que c’était justement pour parer aux difficultés actuelles que je déstockais. " Enfin ! ce sera toujours ça de pris, parce que n’oubliez pas que lundi en huit, nous avons rendez-vous… ". Si il y avait une chose que je ne pouvais pas oublier… " Vous pourriez peut-être montrer l’exemple en ouvrant le bal ?" que j’ai osé lui suggérer. Il a regardé avec à peine plus d’attention quelques toiles, comme il aurait jeté un œil sur les dents d’un cheval pour juger de l’affaire. " Celle-là, peut-être…" a-t-il dit, dubitatif. " Allez, vous me la faites à 85%, et c’est d’accord ! ". Mazette ! il est dur en affaire, le bougre.

J’en étais encore tout à ma réflexion, mon homme la main déjà au portefeuille comme pour faire pression, qu’un couple manifestement débarquant dans la vie s’est arrêté ; elle lui a désigné du doigt " Maux de cœur ", il a acquiescé. Ils allaient reprendre leur bout de chemin lorsque je me suis permis un : " Hé ! Il vous plaît ? ". Le jeune gars a retourné ses poches ; compris… " Alors c’est cadeau ! ". Je leur ai refilé le tableau, presque de force, et les ai prié d’en prendre bien soin. Quant à mon banquier, je lui ai signifié que bien qu’étant prêt à tout pour vendre, je n’en étais pas pour autant achetable moi-même, et que pour lui c’était 80%, et pas un sou de moins. J’avais encore en souvenir le tableau de Combas qui ornait le derrière de son burreau ; m’étonnerait qu’il l’est marchandé, celui-là. Et j’ai ajouté : " En revanche, si vous avez besoin de renouveler la décoration de votre bureau, on pourra discuter de la petite ristourne…". Bien évidemment je ne venais pas d’entretenir nos relations ; mais après tout, à chacun son tour !

De toute façon, de l’expérience de la journée, je crois bien que j’en ai tiré la conclusion suivante : à vouloir nourrir sa famille, mieux vaut tant être boucher que peintre, et qu’aux pinceaux et tubes mieux vaut manier esses, scie et couteaux.

 

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