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La fabuleuse histoire d’Esméralda dansant avec sa chèvre.


La fabuleuse histoire d’Esméralda dansant avec sa chèvre.

Il était une fois un pauvre tableau répondant au nom exotique d’Esméralda qui, depuis la nuit des temps, se morfondait dans l’obscurité d’un énorme coffre-fort. Pas le moindre rai de lumière sous la porte, pas le moindre murmure derrière les murs de métal, nul signe de vie qui pouvait l’amener à croire que quiconque songeait encore à lui. Tant d’années cloîtré, comme mis à l’index, qu’il désespérait de revoir jamais sa Normandie d’adoption, cimaise de bonheur auprès de la délicieuse Mademoiselle Adélaïde et du petit Juju.

Dans une arrière salle du cabaret de la mère Anthony, à Paris, vers 1860, un copiste débutant du Louvre mit la première main à son Esméralda. Inscrit à l’atelier du célèbre Charles Gleyre, notre jeune artiste s’en allait rompre chaque nuit avec l’enseignement académique du maître, y retrouvant une bande de fougueux aux pinceaux débordant d’appétit et d’inspirations nouvelles, avec lesquels il allait créé en 1863 le Salon des Refusés. Mais tout ceci est une autre histoire…

Ayant travaillé avec acharnement sur le tableau, le reprenant nuit après nuit, jusqu’à le marquer des empreintes de ce que seront les principes fondamentaux de sa peinture, l’artiste au talent naissant l’exposa au Salon de 1864. Les manuels d’histoire de l’art retiendront cette première œuvre sous le nom d’Esméralda dansant avec sa chèvre. Ils nous diront encore que, frappé par le véritable succès que l’œuvre avait rencontré, mais surtout de crainte de se paralyser par cette gloire soudaine, son auteur détruisit le tableau après l’exposition.Mais les choses ne se passent pas toujours ainsi que nous les relatent les livres… Puisqu’en réalité Esméralda gardera six années entières la modeste chambre de bonne dans laquelle son auteur aguerissait désormais sa main ; sous un vilain bout de drap, reclus et masqué à la vue des rares visiteurs, il se désespérait. Pouvons-nous seulement imaginer la profonde peine ressentie par le tableau, lui qui n’avait pas même un premier soupçon sur la faute commise, amenant à la terrible punition ? Pourquoi cette sorte de reniement de la part de son créateur, d’autant plus incompréhensible qu’Esméralda avait encore en mémoire la multitude de regards qu’il avait illuminés lors de son unique sortie au grand jour.

Un soir de grand froid, notre tableau fut tiré de sa torpeur par les cliquetis grinçants de la vieille serrure. La voix de son maître lança trois mots de politesse et le timbre chaud qui leur fit écho lui était parfaitement inconnu. Une lueur dansante perça le drap, une seconde, une troisième… jamais lumière semblable n’avait été faite dans la petite chambre. Plus que les fibres de sa toile, les flammes des bougies réchauffèrent le cœur d’Esméralda ; la tiédeur qui se nichait entre les murs était le signe qu’une compagnie s’installait pour quelques heures. Un bonheur mêlé de surprise fut réel lorsque des mains le saisirent, l’installèrent sur un chevalet improvisé, et lui otèrent son suaire. Une ombre élancée vacillait sous les petites langues de feu. Une jeune femme à la chevelure or, toute de noire vêtue, se tenait debout, dos à la porte. Près d’elle, l’homme qu’Esméralda avait peu à peu vu naître à l’époque de leurs tête-à-tête nocturnes, regardait la pointe de ses souliers, presque gêné.

" Et pourquoi avez-vous laissé croire à sa destruction ? dit l’inconnue, les yeux déshabillant le tableau.

- Avez-vous déjà éprouvé le sentiment de ne pouvoir vivre plus intensément, malgré votre jeune âge ? "

Esméralda ne parviendrait jamais à oublier ce regard bleu qui le fixait, d’une immense tendresse. Toute envahie par son émoi, l’inconnue ignora la question.

" Je n’ai aucune inquiétude quant à parvenir à une peinture plus aboutie, mais je ne crois pas pouvoir vivre des émotions plus fortes que celles connues à peindre ce tableau. Je ne supporte ni sa présence ni l’attention que le public lui a porté.

- Et pourtant vous acceptez de me le céder… Pourquoi maintenant, et pas à l’occasion du Salon ?

- J’étais réellement décidé à le jeter au feu. Au dernier moment, j’ai reculé… Un père ne peut tuer son enfant. Pas plus qu’il ne peut se résoudre à l’enterrer vivant.

- Mais… pourquoi moi ?

- À vous de me le dire…"

Signifiant sa volonté de ne pas s’éterniser dans une discussion jugée inutile, le peintre s’empara du tableau et le posa dans un coin, face contre mur. Malgré l’indignité de sa posture, les couleurs revinrent à Esméralda. Il ne comprenait pas vraiment les raisons de sa longue quarantaine, pourtant à l’écoute des mots de la belle inconnue l’espoir de quitter prison et solitude l’avait gagné. Même un vieux clou pour compagnon de cloison, tout, n’importe quoi, pour un peu de respect et d’amitié.

" Vous devez me faire le serment de ne jamais vous en séparer et de taire mon nom.

- Est-ce pour vous assurer le secret que vous avez masquer votre signature ?

- Vous avez l’œil. Alors, ce serment ?

- Me croyez-vous capable de trahir l’affection que je porte à votre œuvre ?

- Alors il vous appartient pour jamais… "

Mademoiselle Adélaïde et Esméralda avaient fait le voyage de Paris à Honfleur enneigée en berline, de relais en relais où l’on renouvelait les chevaux et se réchauffait devant une flamme chatoyante et crépitante. Notre équipage fut accueilli à la Ferme Saint-Siméon par la petite bouille de la bonne vieille Marguerite, sourire et bras grands ouverts.

" Laissez donc, Mademoiselle ! Pierrot en fera son affaire sitôt qu’il aura terminé avec les cheminées…

- Qu’il s’occupe des malles, ça c’est pour moi.

- Un nouveau tableau ? Ah ! Il y avait longtemps !

- Trop longtemps… Mais notre patience aura été récompensée. Je monte me rafraîchir. Dis à Pierrot et Martin de me rejoindre au grand salon, dans une petite heure. Je compte également sur toi."

Le grand salon n’avait rien à envier à la galerie parisienne Lebrun. Dès son entrée en possession du manoir, sept mois auparavant, Adélaïde avait été jusqu’à commander quelques aménagements pour la grande pièce, de manière à gagner à la fois en place et en lumière : une cloison par ci abattue, une autre par là, une croisée déplacée, même le manteau de la cheminée avait été surbaissé de manière à amoindrir au possible les fumées funestes pour les œuvres. Une vingtaine de tableaux ornaient les murs tapissés d’un pastel neutre. Deux sanguines, cinq aquarelles, des huiles pour le compte. Chaque œuvre avait sa petite histoire, mais au final toutes avaient été amenées à Saint-Siméon par affection.

" Mademoiselle a-t-elle fait bon voyage ? dit Pierrot.

- Excepté le chien errant qui a effrayé notre attelage après le relais de Louviers, pas un chat ! Les gens n’aiment guère voyager l’hiver. Moi, la neige me chauffe le cœur.

- Mademoiselle a bien de la chance, parce que moi, elle gêle mes vieux os… Mademoiselle désirait me voir ?

- Je suis aux ordres de Mademoiselle, dit le cocher Martin, chaussé de propre et apparu dans un silence poli sous la voûte d’entrée.

- Nous avons un nouveau pensionnaire. Et nous allons procéder à la petite cérémonie habituelle. Il ne manque que Marguerite.

- Laissez lui le temps d’ôter son tablier. Elle nous a préparé son tartare de saumon à la fleur de sel ; vous m’en direz des nouvelles ! ".

À chaque arrivée d’un nouveau tableau à Saint-Siméon, Mademoiselle Adélaïde réunissait le vieux couple de domestiques au grand salon, ainsi que le cocher, afin que tous quatre débattent de la place à lui offrir. C’était sa manière de faire partager à ses gens de maison son amour de la peinture, de les amener à accepter le petit dernier et de les associer à la responsabilité d’en prendre soin. La toute première fois, les Jeulin avaient été plus flattés que touchés par ce désir d’être sollicités dans leur avis. Ils n’entendaient rien à la peinture, d’ailleurs ce métier de peintre étaient à leur entendement un passe-temps de paresseux, toute la sainte journée à rêvasser, le blaireau à l’oreille. Quant à Martin, tout simplement il remerciait secrètement la Demoiselle de son penchant pour les arts : il ne manquait pas une occasion d’un détour par le grand salon afin d’admirer, timide mais inspiré, un superbe nu tout en chair. Au fil des apparitions, Marguerite et son Pierrot apprécièrent l’attention de la jeune Dame, jusqu’à leur serrer le cœur de reconnaissance et d’attendrissement : la peinture avait été à la Ferme Saint-Siméon la guillotine de la lutte des classes. Dès lors, sur un pied d’égalité et d’un entrain commun, chacun au manoir se donnait d’esprit et de corps au bien-être de la collection Adélaïde.

En cette année de 1870, à l’approche de la Noël, Esméralda fut, d’une bossette dorée, accroché au mur des mess, entre un Monet et un Jongkind, deux vues sur le port de Honfleur, études des peintres exécutées à l’occasion d’un passage prolongé à Saint-Siméon, au dernier été. On avait choisi le mur des mes afin qu’Esméralda prît le temps de retrouver des couleurs, que la lumière naturelle pénétrant de biais par la haute fenêtre de gauche l’apprivoisât de jour en jour. Et surtout pour la raison qu’ainsi placé, quiconque se présentait à l’entrée du grand salon ne pouvait ne pas le remarquer. Adélaïde aimait que ses tableaux fussent sans cesse à portée des regards de ses hôtes. Non point par orgueil personnel ; elle désirait simplement offrir aux peintures toute occasion d’une compagnie. Sans ces regards, curieux, admiratifs ou interrogateurs, les œuvres n’auraient eu qu’à dépérir d’ennui. C’était dans cette délicate intention qu’elle multipliait les invitations et les rencontres, au prétexte de thés ou de dîners servis à ses relations honfleuraises, de séjours offerts à quelques peintres en quête du rafraîchissement de leur inspiration.

Et les années s’égrenèrent sans qu’il ne fut un jour où Mademoiselle Adélaïde n’oubliât ses protégés. Au lever, elle s’occupait de l’organisation de la journée, distribuait les consignes, puis flânait dans la galerie jusqu’à l’approche de la mi-journée. Invariablement. En de longs tête-à-tête, elle allait d’un tableau à l’autre, les couvait du regard, leur parlait, d’eux et de leur créateur dont elle suivait de loin en loin les pérégrinations. Les après-midi, les visiteurs prenaient la relève, admirant, controversant, félicitant. Un bon souhait de Mademoiselle et le calme de la nuit aidait les œuvres à assimiler les émotions diurnes. Pendant les voyages d’Adélaïde, les Jeulin prenaient le relais, à leur tour et à leur manière ; Marguerite époussetait au duvet d’oie les vernis, ouvrait les fenêtres. Pierrot nourrissait la cheminée, vérifiait l’état des cadres et des attaches, au besoin réparait.

Au retour de son premier séjour parisien, soit six mois après l’installation d’Esméralda à Saint-Siméon, Mademoiselle Adélaïde revint accompagnée d’une petite tête rousse, qu’elle présenta à ses gens sous l’engimatique sobriquet de Juju. La Commune de Paris avait laissé derrrière elle nombre d’orphelins ; le père du garçonnet était tombé le 27 juin, fauché au milieu des tombes du Père-Lachaise par les balles des Versaillais ; la mère, exécutée trois jours plus tard comme " pétroleuse ". Mademoiselle se voulait capable de réanimer un cœur si jeune.

Juju et sa frimousse criblée de taches de rousseur allaient faire le bonheur de la maisonnée ; chacun ici débordait d’affection, dont tous allaient se prendre pour cette petite vie martyrisée, mais qui tôt ou tard se retrouverait, d’impétuosité en espoirs. Juju n’avait pas même l’idée de l’existence d’un monde artistique, tant le sien en cette fin de XIXe siècle, populaire et ouvrier, souffrait dans la besogne et la misère. Pour la première fois il découvrait la peinture, des tableaux, un univers de couleurs au travers duquel des hommes et des femmes (peintres étaient leur nom) témoignaient de leur époque, racontaient des histoires. La première rencontre du garçon avec la galerie avait été comme une politesse entre gens du monde. Mais dès le lendemain, Mademoiselle Adélaïde et Juju étaient restés la journière entière dans le grand salon ; la jeune femme parlait, l’enfant écoutait. Parfois le silence s’installait, et leurs regards faisaient le reste, posés sur les tableaux. Ce jour-là, personne d’autre n’avait eu les honneurs de la galerie.

Les jours suivants, les mois suivants, Esméralda et Juju apprirent à se connaître, à s’apprécier, à s’aimer. Le grand salon du manoir ne désemplissait pas. Dans un coin de la pièce, l’enfant regardait, muet et immobile, apprenait des visiteurs, peintres ou profanes. À qui lui demandait où allait sa préférence, invariablement il pointait Esméralda du doigt, sans jamais vouloir expliquer son choix. Vint le temps où Adélaïde céda aux prières de Juju, adolescent ; le jugeant à présent suffisamment responsable, elle accepta que Martin ou Pierrot décroche le tableau et l’installe sur un chevalet de campagne, à l’ombre du grand frêne. D’ordinaire si peu éloquent, Juju soliloquait, infatigable, sous l’oreille attentive d’Esméralda, insatiable. Seule la venue du soir les obligeait à interrompre leur plaisir et à rentrer. Plus tard, chaque fois que le cœur de Juju-jeune-homme battait la chamade, il entrait en trombe dans le grand salon, tirant la belle par la main, débordant de la joie de faire les présentations… et Esméralda flamboyait pour lui rendre l’honneur.

Mais dans l’existence d’Esméralda, le drame survint le 31 décembre 1908, au douxième coup frappé à l’horloge comtoise.

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